L'amour quand on a vingt ans n'est pas celui quand on en a treize ou quatorze. Et la relation sous emprise, avec des ados qui pensent être amoureux, est le quotidien de Marie-Rose Moro, pédopsychiatre et directrice de la Maison de Solenn à l'Hôpital Cochin à Paris, auteur de Nos enfants demain chez Odile Jacob. Elle revient sur la notion d'emprise, à quelques jours de la sortie du "Consentement", le livre de Vanessa Springora qui dénonce celle qu'elle a connu avec Gabriel Matzneff.
Une relation "au service de l'adulte"
"La notion de relation sous emprise, donc d'une relation sexuelle et affective entre un adulte et un jeune adolescent, c'est une emprise dans la mesure où les deux ne parlent pas de la même chose, ne vivent pas la même chose, ne sont pas au même niveau d'échange", développe la pédopsychiatre. Selon elle, l'inégalité de la relation vient du fait que l'adolescent se retrouve au service de l'adulte. "C'est un malentendu violent et souvent très destructeur pour les jeunes adolescents. Parce qu'en réalité il n'y a pas de rencontre : c'est une illusion; c'est au service de l'adulte, au service du plaisir, mais en aucun cas ce n'est réciproque."
"Cela fait extrêmement mal aux jeunes ados parce qu'on ne respecte ni le développement, ni la subjectivité, ni le choix", précise-t-elle. "En réalité, l'adolescent ne peut pas dire 'non' lorsqu’il est dans cette position où on le contraint, d'une certaine façon. Pour dire oui ou non, il faut savoir ce qui nous attend, ce que cela va nous faire. Dans cette relation asymétrique, l'adolescent ne peut pas choisir car il y a un malentendu fondamental. Il pense qu'on va lui donner de l'affection alors qu'on va l'instrumentaliser pour du plaisir sexuel".
La sexualité de l'adolescent n'est pas celle de l'adulte
Pour Marie-Rose Moro, il n'est pas question de nier qu'il existe une sexualité adolescente, mais de rappeler qu'elle ne prend pas la même forme. "La sexualité se développe tout au long de la vie, il y a une sexualité adolescente mais c'est une sexualité en maturation, ce n'est pas la même que celle des adultes. Tant qu'on n'est pas adulte, on n'a pas cette sexualité adulte".
De cette asymétrie résulte selon elle une grande difficulté à parler. "C'est tellement disproportionné, violent, pas anticipable par l'adolescent, qu'il n'a pas les moyens, la capacité de parler. Lorsqu'il y a un événement traumatique - là il est sexuel mais il peut être d'autre nature -, vous ne pouvez pas trouver les mots pour dire ou se protéger. C'est la marque du trauma."
Une reconstruction laborieuse
Dès lors, la reconstruction peut être longue. "La blessure de ces adolescents est très profonde, on doit reconstruire à plusieurs niveaux", rappelle la pédopsychiatre. "Il faut sortir l'événement traumatique, parce qu'il y a des souvenirs, des moments qui peuvent avoir fait tellement mal qu'ils reviennent en boucle, pendant des mois voire des années, le jour, la nuit, dans certaines circonstances de rencontres..."
Il y a aussi le fait que cet événement traumatique va empêcher l'adolescent de continuer son "cours normal". "Il va avoir peur. Un certain nombre d'entre eux ont des symptômes anxieux, n'arrivent pas à aller à l'école, ont peur de se retrouver avec des adultes en face à face", détaille Marie-Rose Moro. "Et parfois cette répétition est tellement forte qu'on en perd l'envie de vivre, ça peut arriver. C'est pour cela que c'est extrêmement grave".
Quant à parler d'une progression par rapport aux années 90, on n'en est selon elle pas encore là. "Je ne trouve pas que ça progresse tant que ça. Vu du côté des enfants, des adolescents, on nomme, on dit, c'est de la pédophilie. Mais les victimes de pédophilie sont encore extrêmement nombreux et nombreuses - plus de filles encore que de garçons. Et les adultes hésitent aussi parfois à dénoncer, à dire à la police et la justice ce qui s'est passé. Les conséquences pour les adultes semblent plus importantes que pour les enfants. Or devant une telle situation, pour que l'enfant puisse se reconstruire, il faut au moins dire que ce n'est pas possible, pas normal. Et ensuite on va pouvoir réparer [...] mais en plusieurs étapes parce que la vie et les rencontres ensuite peuvent leur rappeler que ce n'est pas encore cicatrisé."