Avec près de 60 suicides en trois ans, l'affaire France Télécom est devenue un symbole de la souffrance au travail. Dans ses réquisitions rendues le 22 juin dernier l'issue de sept ans d'enquête, le parquet de Paris demande le renvoi devant la justice pour "harcèlement moral" de France Télécom et de son ex-patron Didier Lombard, soupçonnés d'avoir mis en place une politique de déstabilisation des salariés. Le ministère public requiert également le renvoi de deux autres dirigeants, Louis-Pierre Wenes, ex-numéro 2, et Olivier Barberot, ex-responsable des ressources humaines, ainsi que de quatre cadres pour complicité. Si le juge d'instruction suit ces réquisitions, la justice sera amenée à trancher ce qui représente la première affaire de harcèlement, à grande échelle, dans une entreprise aussi conséquente. Europe 1 revient sur les faits.
"Je ferai les départs par la fenêtre ou la porte". L'affaire remonte à presque dix ans. A compter de 2008, une série de suicides frappe France Télécom, depuis devenue Orange. Pour les syndicats, leur cause est évidente : les plans d'économies successifs menés par le groupe ont pour objectif de mettre la pression sur les salariés pour les pousser à quitter l'entreprise. Depuis 2006, France Télécom est en effet engagée dans le délicat virage de la privatisation et des nouvelles technologies. Le groupe souhaite supprimer 22.000 postes et procéder à 10.000 changements de métier.
"En 2007, je ferai les départs d'une façon ou d'une autre, par la fenêtre ou par la porte", lâche le patron de l'époque, Didier Lombard devant des cadres supérieurs et dirigeants de France Télécom. Dans un compte-rendu de cette réunion ayant eu lieu en octobre 2006, le PDG évoque clairement des objectifs de départs "incités". "Il faut qu'on sorte de la position 'mère poule'", dit-il. "Ce sera un peu plus dirigiste que par le passé. C'est notre seule chance de faire les 22.000 (suppressions de postes, ndlr)".
"On a fait tant de départs, il en reste tant à faire". Au sein de l'entreprise, les objectifs de mobilités et de réduction des effectifs deviennent une fin en soi, selon les enquêteurs. Incitations répétées au départ, mobilités forcées, surcharge ou absence de travail, réorganisations tous azimuts : tous les moyens semblent bons pour y parvenir. Parmi les cadres, des tableaux circulent : "on a fait tant de départs, il en reste tant à faire", avait témoigné Yves, 62 ans, ex-cadre informatique dans le Nord.
Un autre témoin, proche d'un salarié s'étant suicidé en mai 2008, à l'âge de 51 ans, avait raconté aux enquêteurs : "Il avait peur de ne pas y arriver [...] il ne dormait plus [...] c'est le travail qui l'a tué". Dans ses réquisitions, le parquet de Paris reproche d'ailleurs à France Télécom d'avoir mis en place, dès 2007, par des "agissements répétés" une politique d'entreprise qui a eu pour effet de "déstabiliser" les employés et de "créer un climat professionnel anxiogène".
57 suicides en trois ans. Rien qu'en deux ans, de 2008 à 2009, 35 salariés se suicident, selon les syndicats et la direction. Au total, selon les syndicats, 57 personnes se sont donné la mort en trois ans. En juillet 2009, la mort volontaire d'un technicien marseillais, qui avait évoqué un "management par la terreur", donne un énorme retentissement à l'affaire, renforcé par plusieurs actes similaires. En mars 2010, Didier Lombard quitte la direction opérationnelle du groupe, fragilisé par le scandale et une "énorme bourde" - de son propre aveu – après avoir parlé d'"une mode du suicide".
Les syndicats font éclater l'affaire. Ce sont les syndicats qui ont contribué à porter l'affaire devant la justice. En septembre 2009, après un 24ème suicide, les syndicats portent plainte, accusant la direction d'être responsable de cette vague de suicides sans précédent. Un avis auquel se rangent alors l'inspection du travail, et un cabinet d'étude dont le rapport a servi de support aux syndicats pour porter l'affaire devant les tribunaux. L'inspection du travail avait souligné la "brutalité" des méthodes managériales qui "ont eu pour effet de porter atteinte à leur santé physique et mentale", selon un rapport remis à la justice. France Télécom a d'ailleurs été la première entreprise du CAC 40 à avoir été mise en examen pour harcèlement moral.
Aujourd'hui, la CFE-CGC d'Orange estime que le procès qui pourrait se tenir "doit être l'occasion de reconnaître les victimes du harcèlement généralisé dans le groupe mais aussi de condamner des méthodes de management autoritaires et inhumaines". Mais le syndicat estime que la qualification de "harcèlement moral" retenue par le parquet de Paris est très "réductrice" et réclame un renvoi en correctionnelle pour "homicide involontaire".