Emmanuel Macron devient coutumier du fait. En fustigeant vendredi dernier à Athènes les "fainéants" opposés à la réforme du code du travail, le président de la République a, une nouvelle fois, provoqué la colère de ses opposants. Le chef de l’Etat n’en est pas à sa première sortie de route verbale. A chaque fois, il est accusé par ceux qui le combattent de mépris de classe. Dans l’ensemble, il assume ses propos, mais au final, l’effet d’accumulation pourrait jouer contre lui.
Les mots qui fâchent :
Le 17 septembre 2014, Emmanuel Macron est un tout récent ministre de l’Economie qui donne sa toute première interview, sur Europe 1. Le sujet chaud du moment, ce sont les abattoirs bretons de Gad, menacés de fermeture. "Il y a dans cet abattoir une majorité de femmes, il y en a qui sont pour beaucoup illettrées !", lâche le jeune ministre. Le tollé est immédiat, alimenté par une opposition qui n’en demandait pas tant. Emmanuel Macron s’excuse l’après-midi même à l’Assemblée. "Le premier regret, c'est pour les propos que j'ai tenus ce matin, si j'ai blessé et parce que j'ai blessé des salariés, et c'est inacceptable, et ce n'est pas ce que je voulais faire", déclare-t-il.
Le 25 mai 2016, celui qui est toujours ministre de l’Economie mais a déjà montré quelques singes d’ambitions supérieures, se déplace à Lunel, dans l’Hérault. Là, il affronte verbalement deux manifestants opposés à la loi El-Khomri et qui arborent un tee-shirt hostile. Après plusieurs minutes d’échange, il s’agace. "Vous n'allez pas me faire peur avec votre tee-shirt. La meilleure façon de se payer un costard, c'est de travailler". Là encore, il s’attire les foudres de ses opposants. "Je n'ai ni mépris ni démagogie, mais j'attends aussi d'eux qu'ils respectent les représentants des pouvoirs publics : on ne tutoie pas un ministre, on ne l'invective pas", se justifie-t-il quelques jours plus tard.
Le 29 juin 2017, c’est en président de la République qu’il inaugure la Station F, un incubateur de start-ups situé près de la gare d’Austerlitz, à Paris. "Une gare, c'est un lieu où l'on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien", lance-t-il au cœur de son discours. Sans surprise, l’expression ne passe pas. Cette fois, il laisse son entourage se charger des explications de texte, et laisse la polémique s’éteindre peu à peu.
Dernière sortie polémique en date, le 8 septembre à Athènes. A l’Ecole française d’Athènes, il martèle qu’il ne cédera rien sur les réformes. "Je serai d'une détermination absolue et je ne céderai rien ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes", lance-t-il. Des trois termes, c’est celui de "fainéants" qui retient l’attention. Cette fois, le président de la République assume très vite. "Mon discours était très clair, j'interpellais toutes celles et ceux qui, 15 ans plus tôt, avaient dit qu'en Europe ou en France, on pouvait ne pas bouger, et qui, 15 ans plus tard, se réveillent avec le Brexit, la Pologne qui nous tourne le dos, une crise européenne et des difficultés françaises", explique-t-il lors d’un déplacement à Toulouse. Mais le mal est fait, et le mot devrait être abondamment repris mardi dans les défilés des syndicats opposés à la réforme du code du travail.
L’analyse de la sémiologue Elodie Mielczareck* :
Un chantre de "la troisième voie", mais… "Ce qui est notable chez Emmanuel Macron, c'est sa volonté de rallier les oppositions et contraires - son "en même temps" est symptomatique - pour dépasser ce binarisme avec "une autre voie, une 3e voie, la voie inventée ici", qu’il a évoquée dans son discours d’Athènes. En cela il s'inscrit dans la filiation de son maître à penser, le philosophe Paul Ricoeur. C'est une démarche constante et structurelle de ses discours.
Mais parfois, Emmanuel Macron "dérape" et s'enferme dans le binarisme qu'il dénonce lui-même : "Une gare, c'est un lieu où l'on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien". Ce sont des tournures de phrases rapides, archaïques, qui scindent de manière simpliste le monde en deux univers : celui des bons et des méchants. Certains en font leur fonds de commerce en permanence, comme Donald Trump ou Marine Le Pen. Chez Emmanuel Macron en revanche, ces épisodes "de crises, de dérapages" restent mineurs mais jamais contrôlés. Quand il dérape, c’est qu’il est sans doute un peu surmené ou pris de court. Quand il a plus le temps, il prend le temps de déployer sa pensée, et il explique cette troisième voie."
"Une dimension descriptive". "Emmanuel Macron n’est pas encore trop dans le dérapage - ça pourrait venir - car il reste dans une dimension descriptive. Quand il parle d’illettrés, ça peut paraître choquant, mais c’est parce qu’il est dans un paradigme plus descriptif. Le mot est dans le dictionnaire, même s’il est connoté. Il est dans le registre d’une certaine justesse des mots, plus que d’une certaine condescendance. Dans la sphère politique (mais pas seulement), la langue de bois et le politiquement correct règnent en maîtres. Ces derniers brouillent la lisibilité et la clarté du message émis et empêche l'authenticité. Aujourd’hui, tout est analysé, disséqué, et comme les mots sont polysémiques, ont plusieurs connotations, il est facile d’en sélectionner un pour le mettre en exergue."
Un mépris de classe ? Pas forcément. Les expressions utilisées par Emmanuel Macron ne relèvent pas forcément d’un mépris de classe, mais c’est le signe qu’il est conscient qu’il appartient à un certain monde et que son monde n’est pas celui de tout un chacun. Quand il dit, au sujet des salariés de Gad, "Ces gens n'ont pas le permis ! On va leur dire quoi ?", le démonstratif "ces" portent bien la marque de la mise à distance, pour autant, il n'y a pas le qualificatif "petites" (les "petites gens" souvent dépeintes par Manuel Valls ou Nicolas Sarkozy. En définitive, Emmanuel Macron est l'incarnation vivante de la philosophie de Ricoeur, il réunit les oppositions - sans réussir encore à les dépasser. Il est tantôt très empathique et présent dans la relation à l'autre, tantôt enfermé dans la figure de l'Iintellectuel dans sa Tour d'Ivoire.
*Diplômée de sémiologie et de sémiotique, Elodie Mielczareck est l’auteure de Déjouez les manipulateurs (ed. du Nouveau Monde)