Promise depuis l’explosion du scandale d’évasion fiscale des Panama Papers en 2016 et accélérée suite à la publication début novembre des Paradise Papers, nouvelles révélations d’optimisation fiscale, la liste noire de l’Union européenne a enfin vu le jour mardi. Passé un peu inaperçu en France avec les décès coup sur coup de Jean d’Ormesson et Johnny Hallyday, le document, qui vise 17 pays, fait vivement réagir dans les pays visés par l’Europe pour le manque de transparence en matière de pratiques fiscales. Quant aux sanctions, très légères, elles provoquent la frustration des ONG.
Une liste noire peu orthodoxe
Si la liste de l’UE fait débat depuis sa publication, c’est parce qu’elle englobe des pays très différents et réserve quelques surprises. Bahreïn, Barbade, Corée du Sud, Émirats Arabes Unis, Grenade, Guam, Îles Marshall, Macao, Mongolie, Namibie, les Palaos, Panama, Samoa, les Samoa américaines, Sainte Lucie, Trinidad et Tobago et la Tunisie figurent sur cette liste. En parallèle, une liste grise comprenant 47 pays sous surveillance renforcée a été établie (dont le Maroc, le Cap-Vert, la Suisse, la Nouvelle-Calédonie, les petites îles liées au Royaume-Uni – Guernesey, Jersey et Man –, Andorre et le Liechtenstein).
La liste noire a été adoptée sur la base de trois critères : la transparence fiscale (le pays pratique-t-il ou non l'échange automatique d'informations ?) ; l'équité fiscale (applique-t-il ou pas, par exemple, des mesures fiscales préférentielles dommageables) ; et la réglementation (met-il en œuvre ou pas les mesures de l'OCDE contre l'optimisation fiscale agressive ?). Au moment de l'élaboration des critères, certains États membres de l'UE avaient plaidé pour qu'un taux d'imposition zéro sur les sociétés soit également pris en compte, mais d'autres comme les Britanniques y étaient opposés. Finalement, il ne s’agit que d’un "indicateur" d’évaluation.
Avec ses 17 pays, la liste noire de l’UE est bien plus fournie que celle publiée par l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), qui avait épinglé cet été un seul pays : Trinidad-et-Tobago. Mais elle est plus réduite que celle établie par exemple par l'ONG Oxfam, qui avait identifié pour sa part 35 pays paradis fiscaux. La liste de l’UE et celle d’Oxfam ne possèdent que six pays en commun (Bahreïn, les Émirats Arabes Unis, Guam, les îles Marshall, les Palaos et Trinidad-et-Tobago).
Des pays qui s’insurgent…
Mais la liste noire de l’UE ne fait pas que des heureux, surtout parmi les principaux concernés. Immédiatement, quelques pays sautent aux yeux, comme la Corée du Sud, la Tunisie et la Mongolie, jamais cités publiquement dans des affaires d’évasion fiscale. La Corée du Sud a d’ailleurs dénoncé une décision qui va "à l'encontre de standards internationaux" et qui pourrait "porter atteinte à la souveraineté fiscale". Séoul affirme avoir "établi des systèmes efficaces pour échanger des renseignements fiscaux" dans le cadre de traités signés avec des pays étrangers.
En Tunisie, la liste de l’UE fait des remous. Le ministère tunisien des Affaires étrangères a dit dans un communiqué "sa surprise et son mécontentement" et réclamé une "révision de cette classification dans les plus brefs délais". Preuve que la mention de la Tunisie est surprenante, le commissaire européen aux affaires économiques Pierre Moscovici a souhaité jeudi qu’elle "puisse sortir très vite de cette liste". "La Tunisie est sur la liste noire parce qu'elle a pris des engagements trop tardifs et incomplets, mais personne n'a envie qu'elle y reste", a ajouté Pierre Moscovici.
D’autres pays, comme la Mongolie, évoquent "un malentendu". "Nous sommes sur la liste seulement parce qu'il est difficile d'obtenir des informations et données fiscales" sur les comptes bancaires en Mongolie, a le ministre mongol des Finances. Même son de cloche du côté de Macao. Le territoire chinois semi-autonome a jugé la décision "partiale" et ne reflétant "pas la véritable situation" de Macao. Et la liste des plaignants est longue…
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Inversement, des pays généralement associés à l’évasion fiscale ne figurent pas dans la liste noire de Bruxelles. Cela tient d’abord à un critère d’élaboration qui stipule qu’aucun pays membre de l’UE ne peut figurer dans la liste. Ce qui exclut donc d’office l’Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg et Malte, réputés pour leurs pratiques fiscales agressives, voire douteuses, et considérés comme des paradis fiscaux par Oxfam. L’ONG estime que "cette approche nuit considérablement à la crédibilité du processus" engagé par l’UE, qui "devrait commencer par balayer devant sa porte en matière de lutte contre l'évasion fiscale".
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— Anticor (@anticor_org) 6 décembre 2017
Par ailleurs, l’absence dans la liste de pays tiers tels que les Bahamas, les Bermudes et certaines îles sous drapeau britannique ou américain (îles Vierges, îles Caïman) pose question. Pour les territoires des Caraïbes, Bruxelles a expliqué leur accorder un délai, le temps qu’ils se remettent du passage des ouragans estivaux. La liste noire, ainsi que la liste grise, sont vouées à être actualisées régulièrement.
Des sanctions trop légères
Dernier point qui provoque la frustration des ONG et de certains politiques : les sanctions. Le Commissaire européen aux Affaires économiques, Pierre Moscovici, a appelé les États membres "à définir des sanctions nationales dissuasives rapidement". En attendant, seul le gel de fonds européens pour les mauvais élèves de la liste noire est prévu. L'exécutif européen aurait voulu aller plus loin en ce qui concerne les sanctions, a admis le vice-président de la Commission Valdis Dombrovskis.
Mais les 28 de l'UE étaient divisés. Un premier bloc composé, outre la France et la Commission européenne, de la Belgique, l'Autriche, l'Allemagne, la Roumanie, l'Italie, l'Espagne, le Portugal, la Slovénie, prônait des sanctions dures. Un autre bloc - Luxembourg, Royaume-Uni, Malte, Suède, Irlande, Pays-Bas, Lituanie, Finlande et Grèce - plaidait pour des sanctions plus souples, qui passeraient surtout par une surveillance accrue des États épinglés.
"Cette liste est une occasion manquée. Pour être efficace, elle doit être surtout accompagnée de sanctions. Il est incompréhensible que cela ne soit pas le cas", a jugé l'eurodéputée verte Eva Joly. L’ONG Attac France a aussi vertement critiqué l’action de Bruxelles : "L’Union européenne fait semblant de lutter contre l’évasion fiscale (…) les décisions issues de cette réunion ne sont pas à la hauteur des enjeux".