Pas de relations apaisées entre producteurs, industriels et distributeurs, pas non plus de "ruissellement" de richesses dans les cours de ferme : l'édition 2020-2021 des négociations commerciales, très tendue, s'achève dimanche soir à minuit et semble loin de l'esprit des Etats généraux de l'alimentation. Or ces négociations entre grande distribution et fournisseurs sont capitales : elles définissent le prix de tout ce que l'on va acheter dans l'année à venir dans la grande distribution. Europe 1 vous dévoile une partie des coulisses.
Des "techniques" bien rodées
D'un coté, l'acheteur de la grande distribution - parfois les enseignes se regroupent pour avoir plus de poids, d'autres négocient seules -, de l'autre le vendeur, celui qui fabrique les produits que l'on achète en magasin, de la brique de lait au petit yaourt bio en passant par le paquet de lessive.
C'est un jeu de rôle bien rôdé : la grande distribution veut payer le moins cher possible, le fournisseur, lui, veut l'inverse, et pour arriver à ses fins chacun a ses techniques, parfois pas loin de l'intimidation. Paul* a négocié pendant des années avec la grande distribution pour des marques alimentaires. Il dévoile au micro d'Europe 1 certaines stratégies utilisées : "Installer le vendeur sur une chaise qui est plus petite, faire attendre une durée incroyable, faire entrer une tierce personne au moment où on est en train de conclure qui vient tout remettre à zéro, faire des demandes supplémentaires alors que le deal était quasiment conclu... Tout ça, ce sont des techniques très employées."
Une guerre des nerfs
C'est donc une guerre des nerfs qui se joue dans les deux sens. Si une marque peut difficilement se priver d'un des grands distributeurs, c'est pareil dans l'autre sens : une enseigne sans coca-cola ou sans les produits laitiers de Danone a tout de suite moins d'intérêt. Le but de chacun est donc de trouver le moins mauvais des compromis.
Et cette année comme à l'accoutumée, les agriculteurs ont accusé les supermarchés de tirer les prix à la baisse. La grande distribution a, elle, dénoncé les hausses de tarifs demandées par les agro-industriels (laiteries, biscuiteries, salaisons, producteurs de conserves ou de plats préparés...). Lesquels, jugés peu transparents sur leurs marges, ont critiqué à leur tour les distributeurs.
Quant au gouvernement et aux services de l'Etat, notamment la Direction générale de la Concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ils ont tenté tant bien que mal de rappeler chacun à ses responsabilités et ont multiplié les contrôles - voire les amendes - pour limiter les manquements. Mi-février, c'est Intermarché qui a été assigné pour "pratiques commerciales abusives" de ses centrales d'achat internationales, le ministère de l'Economie demandant une sanction spectaculaire de 150,75 millions d'euros. Le distributeur, qui entend "contester" cette assignation, défend ses négociations, "menées au service de la défense du pouvoir d'achat des consommateurs".
*Le prénom a été changé
Un juste prix pour les producteurs ?
"Se battre pour le juste retour de la valeur chez les producteurs", comme le disait Emmanuel Macron, c'était tout l'enjeu de la loi Alimentation (dite loi EGAlim) portée par son gouvernement en début de quinquennat. Mais le ministre de l'Agriculture, Julien Denormandie, par ailleurs invité d'Europe 1 samedi, a reconnu qu'elle était loin d'avoir atteint ses objectifs.
"Les négociations se passent tout à fait normalement, il n'y a pas de problèmes particuliers", a assuré jeudi le directeur financier de Casino, David Lubek, assurant travailler "comme tous les ans sur les enjeux de soutenabilité, dans une logique de préservation des filières agricoles". "Les tensions ont été cette année un peu exacerbées", nuance de son côté l'ancien patron de Système U Serge Papin, dans un contexte d'inquiétudes sanitaires, économiques et de flambée des prix des matières premières. Mandaté par le gouvernement pour tenter de "réconcilier" les différents acteurs, il est, auprès de l'AFP, catégorique : "le moment et venu de bifurquer et de changer les règles du jeu", pour préserver la production agricole, donc "la souveraineté alimentaire de la France".
Julien Denormandie entend réunir les représentants de chaque secteur "à partir de la fin mars", une fois l'émotion retombée, pour commencer des négociations d'un autre type, cette fois sur les préconisations de Serge Papin qui propose "la sortie du système de négociations annuelles, au bénéfice de contractualisation pluriannuelle".
Mais un accord est-il possible ? Julien Denormandie a agité la menace d'une nouvelle loi, si un accord n'est pas trouvé, même si le calendrier législatif semble déjà bien encombré d'ici à 2022. "Si la grande distribution, si les industriels ne changent pas, c'est les agriculteurs qui vont disparaître", a prévenu le ministre samedi sur Europe 1.
Le directeur exécutif de Lidl France Michel Biero souligne, pour sa part, que son entreprise a souscrit nombre d'accords dits "tripartites" avec des éleveurs ou producteurs agricoles. Permettant de s'accorder sur un prix fixé par les producteurs, ce sont, assure Michel Biero, "les seuls contrats qui s'établissent sur la confiance et la transparence". Deux concepts qui n'étaient, aux dires des différents acteurs, pas au cœur de ces négociations commerciales...